Texte de Claude Bathany. Illustration de Marc Lizano.
Dépot Légal 05/2008 - Première édition 123 ex n/s. ISBN - 2-916646-11-6. Fédération Française de Comix. Format 14x19 - 08 pages n&b - Piqûre métal - Couverture souple. Prix 3 euros port compris.
Sur le blog action-suspense
de Claude le Nocher, voilà donc notre première chronique après le salon
du Goeland masqué, à Penmarc'h, pour lequel nous avions sorti ce petit
livre(t).
ÊTRE UN AUTEUR DE ROMANS NOIRS
Oui, c’est douloureux mais pourquoi se le cacher : depuis que je
m’esquinte le cervelet devant ma vieille Remington -je vous assure, ça
n’a rien d’un gag- pas une idée un brin originale ne m’a un tant soit
peu échauffé le melon. Je le confesse et j’en vois déjà qui, avec une
certaine ironie, me donneront acte de cet accès de sincérité.
Mon style, pourquoi en parler ? Une absence d’expression qui tourne au
procédé ; une pauvreté d’imagination et d’écriture désespérante ;
presque un phénomène de foire. Peut-être aurais-je dû tourner casaque
depuis un bail, comme d’aucuns me l’ont maintes fois suggéré, reprendre
le bar-tabac de tatie ou me lancer dans le commerce de cigares en gros.
C’est
ce que j’aurais fait si un putain de fantasme ne m’avait tout crûment
déglingué les synapses. Ce fantasme, je pourrais le nommer avec mon
emphase habituelle « le fascinant et vénéneux mythe de l’auteur de
romans noirs ». Il s’agit d’un cliché -un cliché à la peau dure et qui
toujours a eu sur ma triste imagination un extravagant pouvoir de
séduction.
Ainsi, toute l’enfance, planqué à dévorer des polars
dans l’arrière-salle du bar-tabac de tatie, je n’ai jamais pu concevoir
mon avenir ailleurs que devant une machine à écrire, clope au bec,
bouteille de whisky à portée de main, torturant de mes doigts exténués
un clavier encrassé de nicotine. La clope enfume la chambre du meublé
où j’ai lamentablement échoué et, au cœur de la nuit, les cadavres de
bouteilles s’empilent au pied de la table. Je m’éreinte à pondre mon
polar mensuel, exploité par un éditeur alcoolo et tourmenté par un
taulier pervers qui me menace d’expulsion à chaque échéance.
Aujourd’hui, j’en suis là ; enfin je caricature, pour l’instant je n’ai
réussi à placer aucun de mes manuscrits et c’est encore tatie qui fait
bouillir la marmite.
Donc, chaque fois que je me verrouille à
ma table, le seul début de roman qui invariablement me monte au cigare
tourne autour d’un écrivain de roman noir rivé à sa machine, clope au
bec, bouteille de whisky à portée de main. Il loge dans un meublé
sordide et rame comme un furieux pour joindre les deux bouts ; une
femme qui l’a jeté semble le seul développement à peu près exploitable
que je puisse greffer à mon récit : ça m’est d’autant plus facile
qu’une femme m’a réellement jeté mais basta. Ensuite, assez souvent, je
cale.
Un pote m’a dit : « Tu me fais l’effet d’un peintre qui se
peindrait sans cesse en train de peindre » : un coup bas que j’ai
encaissé sans broncher, l’habitude. C’est qu’ils s’imaginent tous qu’un
cliché n’est qu’un cliché, que ça s’arrête là !
Bande de
crevures ! Lorsqu’un cliché est fantasmé, on peut être certain que
derrière s’y dissimule tout un univers, toujours ! Pour l’instant, j’en
suis encore à l’image première, celle de l’auteur de romans noirs
azertyuiopé à son clavier ; mais je ne désespère pas.
D’ailleurs, je
pourrais très bien étoffer mon sujet ; par exemple en précisant que mon
personnage trimbale une de ces visions à faire gerber n’importe quel
gugusse d’une amicale des macchabées. La ville dans laquelle il traîne
ses guêtres est pourrie jusqu’à la moelle, un vrai cul-de-basse-fosse
de l’univers ; et lui aussi se trouve atteint par cette saloperie, le
coeur gangrené de l’intérieur, même si -ça vous l’auriez deviné- il
garde quelque chose de pur dans l’âme, la nostalgie de ce que le monde
aurait été si le crime et la corruption n’avaient tout salopé.
Mais l’action s’amorce vraiment le soir où un meurtre est commis dans
une chambre non loin de la sienne. Comble d’infortune, ce soir-là,
notre auteur s’est tellement rincé qu’il a le foie en arche de Noé.
Mais
pourquoi s’est-il rincé ? Parbleu, parce qu’il se rappelle -comme tous
les soirs d’ailleurs cette femme qui l’a jeté dix ans plus tôt et ça
lui fout un sacré coup de bambou ; d’où lui avant si sobre, sa chute
dans la débine, l’alcool. Ok, ce chromo fleure bon le nanar de série Z.
Dans ce cas, explorons un instant la jungle imaginaire de notre
personnage ; n’est-elle pas somme toute balisée, ne présente-t-elle pas
un parcours infiniment prévisible ?
Je m’explique : n’ayant
aucune imagination pour ma pomme, je me vois mal jouer pour mon
personnage les pompiers de service. Du coup, son manuscrit évoque un
écrivain de roman noir rivé à sa machine, clope au bec, bouteille de
whisky à portée de main… Mais je ne vais pas aller au-delà, sinon on
est bon pour une construction en abîme, genre deux miroirs se faisant
risettes en chiens de faïence. Toutefois, histoire de corser mon récit
sans rien dévoiler, je laisse entendre que dans le manuscrit de mon
bonhomme se trouve en filigrane la solution du meurtre commis dans une
chambre non loin de la sienne. Futé, non ?
Mais sans doute
brûlez-vous de savoir pourquoi a été commis un meurtre dans une chambre
non loin de la sienne. Je ne crains pas de vous le révéler avec un
authentique sentiment d’accablement : parce qu’a été commis un meurtre
dans une chambre non loin de la mienne. Si j’écris ce mot en italique,
c’est que, conformément à l’usage, il doit sous-entendre une vérité
cachée, de celles sentant le soufre. Mais est-ce que j’expliquerais
pourquoi ce mot est en italique si j’avais vraiment une vérité sentant
le soufre à cacher ? Quoique peut-être fais-je ressortir ce mot en
italique pour donner à penser qu’un tel excès de franchise me lave de
tout soupçon, qu’en réalité je ne cache rien.
Mais admettons que
j’instille le doute -comme je le fais- que je m’attarde sur ce mot en
italique pour suggérer que je n’ai rien à cacher, laissant entendre que
je ne poserais pas un regard si critique sur les raisons pour
lesquelles je pointe ce mot en italique si réellement j’avais quelque
chose de sulfureux à cacher… Suffit, brisons là ! Encore une
construction en abîme, d’une misérable gratuité rhétorique. Là -là seul
sans doute- est la force de l’écrivain, cette absurde faculté de recul,
ce vertige nauséeux dont l’évocation des poupées gigognes au-dessus du
comptoir de tatie -encore un souvenir d’enfance- est à l’origine de mes
métaphores les plus éculées.
Reportons-nous donc plutôt à notre
hypothèse de départ : si mon fantasme est de correspondre à cette image
de l’auteur de romans noirs rivé à sa machine, clope au bec, bouteille
de whisky à portée de main, conditions somme toute réalisables mais
qu’une dernière soit la présence d’un cadavre dans une chambre non loin
de la mienne, ne serait-il point envisageable que je sois le
commanditaire de ce meurtre et ce, afin d’être l’auteur de romans noirs
écrivant avec un cadavre dans une chambre non loin de la sienne ?
Simple conjecture évidemment, aussi figurons-nous un policier bien
vicelard, le genre visqueux, fouillant à mon insu ma chambre. Si, par
malheur, découvrant mon manuscrit, il lui prenait la curiosité de le
lire, il pourrait y dénicher cette coïncidence : la présence d’un
cadavre dans une chambre non loin de celle de mon personnage.
Je
pourrais arguer que c’est justement la présence du cadavre dans une
chambre non loin de la mienne qui m’a suggéré ce rebondissement ; mais
comme dans mon roman, lorsqu’un policier bien vicelard vient
l’interroger après avoir lu son manuscrit, mon personnage use du même
argument, ma position est difficilement tenable ; d’autant plus qu’en
poursuivant sa lecture, ce policier découvre, preuve à l’appui, que mon
personnage -il cachait bien son jeu l’infâme- est le commanditaire du
meurtre ; et donc que...
Je sais ce que vous allez dire : il ne tient qu’à vous de changer la fin.
Impossible, manque d’imagination.
Je crois que je vais reprendre le bar-tabac de tatie.